Pendant une quinzaine d’années, Dominique Watrin a publié mensuellement sur ce site une chronique « coup de poing » sur une sujet majeur (ou mineur) inspiré par l’actualité chaude (et quelquefois simultanément glaciale) du mois. Ces textes parfois repris sur les planches pour des cours de seul-en-scène, parfois même étudiés dans les écoles, mêlaient faits de société, vérité pas bonne à dire et mauvaise foi à peine dissimulée, le tout sous une forme courte, choc, mais incroyablement digeste. À lire ou à relire… pour le plaisir ou le déplaisir !
On a beau être, comme moi, un fieffé plaisantin qui contamine les gens de sa joie communicative, en cas de menace grave pour la société, on n’en reste pas moins un citoyen qui passe du rire à l’action. Quand j’ai appris par le journal télévisé, il y a pas longtemps, en préparant le dîner, que la Région et les communes commençaient à manquer de sel pour les routes, mon sang n’a fait qu’un tour, deux tout au plus, comme je suis fort sanguin, c’est difficile de l’arrêter.
Civique, j’ai donc d’abord pris une mesure d’urgence : je n’ai pas salé les pommes de terre. Devant les récriminations de mon fils, je les ai sucrées et, armé de toute la réserve de sel de la maison, j’ai mis le cap sur l’autoroute la plus proche, en me disant que si chaque citoyen sale son kilomètre d’autoroute, la sécurité sera assurée. Visiblement, j’étais le premier à avoir eu le courage de venir saler son kilomètre. Et, objectivement, c’est quand on est confronté au comportement irresponsable des chauffards qu’on comprend le mérite des travailleurs qui salent les routes. J’avais à peine commencé à rouler à pas d’homme, en passant mon bras armé de ma salière par la vitre de la portière que déjà, les coups de klaxon ont éclaté. Et ils n’ont fait que redoubler quand, après quatre ou cinq mètres, je me suis arrêté pour recharger ma salière. Pourtant, je ne pouvais sérieusement pas la remplir en conduisant, sans mettre la sécurité des autres conducteurs en danger. À mon deuxième arrêt après une dizaine de mètres, les tentatives de dépassement ont carrément commencé. J’ai donc été contraint de rouler à cheval sur les deux bandes pour contenir ces inconscients, jusqu’au moment où, arrivé à peine à la moitié de mon kilomètre, ma réserve de sel a été totalement épuisée.
Heureusement, j’avais été prévoyant. Je me suis arrêté et j’ai sorti les quelques paquets de chips au sel qui me restaient des réveillons. Avec ma brosse à dents, j’ai frotté les chips une par une au-dessus de ma salière pour pouvoir terminer ma tâche citoyenne. Quand j’ai eu frotté toutes les chips, après trois ou quatre heures, j’avais quand même les doigts un peu ankylosés, mais j’ai pu reprendre mon travail de salage. Et là, ce sont les appels de phare qui ont commencé. Forcément, comme on ne sait saler que d’un seul côté en conduisant, le plus dur, c’est le trajet à contresens pour saler l’autre bande. Les gens n’ont plus aucune patience. On travaille pour leur bien-être et il faudrait que ce soit fini avant de commencer !
Mais c’est quand j’ai été de nouveau en panne de sel que ça s’est gâté. Il ne me restait plus, en réserve, que deux mottes de beurre salé et, je vous jure, j’étais à peine sorti de mon véhicule, j’avais même pas frotté dix mètres de bitume avec ma motte de beurre que le premier accident s’est produit. Comme si les gens ne savaient pas que, dans le beurre salé, il y a du sel, mais il y a aussi du beurre évidemment. Donc, il faut redoubler de prudence. Et vous ne me croirez pas si vous voulez, mais c’est à moi que les policiers arrivés sur les lieux ont dressé un procès-verbal. Et, ce qui m’a achevé, c’est qu’ils ont ajouté : « Et l’amende sera salée. ».