Un bon coup de Gueule

Le coup de gueule du mois

Pendant une quinzaine d’années, Dominique Watrin a publié mensuellement sur ce site une chronique « coup de poing » sur une sujet majeur (ou mineur) inspiré par l’actualité chaude (et quelquefois simultanément glaciale) du mois. Ces textes parfois repris sur les planches pour des cours de seul-en-scène, parfois même étudiés dans les écoles, mêlaient faits de société, vérité pas bonne à dire et mauvaise foi à peine dissimulée, le tout sous une forme courte, choc, mais incroyablement digeste. À lire ou à relire… pour le plaisir ou le déplaisir !

Le jour de la rhubarbe

L’histoire a en permanence des scénarios incompréhensibles. Chaque année, on fête le 1er mai, fête internationale des travailleurs, et jamais, on ne célèbre la veille, le 30 avril, le jour de la rhubarbe dans le calendrier républicain, relent d’une saine époque où les travailleurs empalaient les riches sur des râteaux pour garnir leur living et les guillotinaient sur une estrade, au lieu de défiler, de la Maison du Peuple au chapiteau sur la place, pour les invectiver sur un podium, en mangeant des pains-saucisses, toujours au ketchup, parce que le rouge, c’est la couleur du peuple et du Standard.

En Wallonie, la rhubarbe, c’est avec le lilas, la plante que tout le monde a dans son jardin. Pas parce que ça sent bon comme le lilas : parce qu’il y a quatre coins dans un jardin et qu’il il y en a toujours un où il faut cacher un trou dans le grillage ou l’endroit où l’on jette les cendres de son poêle à charbon. Et la rhubarbe, avec ses feuilles grandes comme une plante de pied de Yéti, ça cache bien, même que, dans les bistrots, des hommes se vantent que, s’ils avaient vécu à l’époque d’Adam et Ève, ils s’en seraient servi comme cache-sexe et que ça aurait été tout juste, tout juste.

Mais la rhubarbe, c’est aussi une plante comestible. Très sûre, mais comestible. Chez les enfants, ça se mange sur place dans le jardin en cachette, cassé en bâtonnets qu’on suçote face à face, en se regardant fixement dans les yeux, avec des regards de « même que je m’en fous, ça ne me fait rien », alors qu’on a envie de tout recracher tellement ça pique la langue, avant de vitrioler les boyaux jusqu’à la sortie de l’abdomen.

Mais dans la plupart des maisons, la rhubarbe, ça sert surtout à faire des confitures. Chez ma voisine Fernande, c’est sacré. Deux fois par an, juste avant et après l’été, elle sonne à ma porte pour m’offrir aimablement deux magnifiques pots de confiture à la rhubarbe qu’elle conditionne dans des bocaux de haricots blancs, car elle adore les haricots blancs, comme elle dit toujours « Je m’en ferais péter ». Et sa seule parole quand elle m’offre la confiture, c’est : « N’oublie pas de me rendre les bocaux, ce n’est pas facile à trouver. » Sauf que, durant toute la bonne saison, pile-poil sur le coup de 6h35 du matin, Fernande me réveille en agonissant son chien Snoopy d’injures, parce qu’il fait pipi sur la rhubarbe quand elle le fait sortir dans le jardin.

Quand je reçois mes deux pots, j’ai donc toujours en tête l’image de Snoopy arrosant tous les matins le plant de rhubarbe d’un jet de pipi conquérant et j’ai beau me dire que la rhubarbe, ça se nettoie et que l’urine, ça désinfecte, je ne suis pas tenté de passer du choco à la rhubarbe. Et l’important alors, c’est d’être attentif au calendrier. L’an dernier, sans doute pressé de me débarrasser d’une corvée, après avoir comme chaque année vidé la confiture dans ma poubelle, j’ai reporté les pots propres chez Fernande. Malheureusement, j’avais mal évalué le temps et, en voyant son air étonné, je me suis rappelé qu’elle venait juste de me les donner trois jours plus tôt. Le lendemain, ça n’a pas raté, elle a sonné à ma porte et m’en a offert deux nouveaux, assortis d’un « Toi, tu connais les bonnes choses, hein ! ». Si quelqu’un veut de la confiture de rhubarbe, c’est donc de bon cœur : normalement, elle sent légèrement le haricot et, avec le reste probable de pipi de Snoopy, elle peut tout désinfecter !


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