Pendant une quinzaine d’années, Dominique Watrin a publié mensuellement sur ce site une chronique « coup de poing » sur une sujet majeur (ou mineur) inspiré par l’actualité chaude (et quelquefois simultanément glaciale) du mois. Ces textes parfois repris sur les planches pour des cours de seul-en-scène, parfois même étudiés dans les écoles, mêlaient faits de société, vérité pas bonne à dire et mauvaise foi à peine dissimulée, le tout sous une forme courte, choc, mais incroyablement digeste. À lire ou à relire… pour le plaisir ou le déplaisir !
Même si je déteste les anniversaires des autres, puisqu’ils ne m’ont jamais rapporté un seul cadeau, il en est un qui me touche tellement que je ne peux m’empêcher d’y songer, la larme à l’œil, mais sans me rincer l’oeil : les soixante ans des Editions du Lombard.
J’ai tout appris dans le Journal Tintin. Tout ! C’est, par exemple, en lisant les phylactères de Blake et Mortimer que j’ai découvert que, finalement, les interminables épîtres de Saint-Paul lues à l’église par un officiant prégrabataire, ce n’était pas si chiant que ça. C’est en découvrant la Castafiore dans Tintin que j’ai compris que la préoccupation essentielle des femmes est de casser les oreilles, alors que j’aurais pu erronément croire qu’elles s’appliquaient plutôt à casser une autre partie de l’anatomie, plus centrale et qui va aussi par paire. C’est en m’effondrant d’effroi devant les jeux de mots affligeants de Tibet, avec Ric… Hochet ou Kid… Ordinn, que j’ai acquis l’aplomb indécent qui me permet de débiter aujourd’hui les miens. C’est grâce à la précision historique des aventures d’Alix que j’ai forgé ma certitude scientifique que nos ancêtres gaulois étaient tous des travelos en jupettes qui n’avaient pas un seul poil sur les jambes. Pas un !
Et puis, surtout, c’est aux Editions du Lombard que j’ai assisté au démarrage de la fabuleuse carrière d’un des plus grands fleurons de la littérature belge contemporaine : Bob et Bobette. Il ne faut pas être un assidu de Plug TV pour savoir que c’est dans Bob et Bobette que des générations complètes d’enfants ont façonné et façonnent encore leur orthographe. Grâce à des répliques légendaires comme : « Si j’aurais le astronef démarré faire, la professeur Barabas peut-être sauver encore va ». Ce à quoi le raffiné Jérôme répliquait par un bien léché : « Pectoraux contents…partir… ami Bique ». Le SMS avant l’heure !
Bob et Bobette, c’était donc l’abolition des frontières entre le français et le néerlandais, c’était un pas de géant flamand vers la sauvegarde de la Belgique unitaire, c’était l’abolition des frontières entre l’érudit et l’illettré (tous les érudits devenaient illettrés et tous les illettrés savaient lire), c’était de l’espéranto sans le savoir ! Mais c’était aussi une colossale énigme qui a hanté mes nuits d’enfant : pourquoi n’y avait-t-il pas de numéros de page dans les albums de Bob et Bobette ?
Vous passiez nonchalamment du fauteuil à votre lit, vous perdiez votre page ! Vous vous précipitiez, quelques minutes plus tard, aux toilettes, votre album sous le bras, vous perdiez votre page ! Vous rentriez bourré sans Bob (ni Bobette d’ailleurs, à l’époque), vous ne retrouviez jamais votre page ! Alors, je vous le révèle : si les derniers albums de Bob et Bobette portent enfin aujourd’hui des numéros de page, c’est vraisemblablement grâce à ce courrier de détresse qu’à bout de nerfs, j’ai adressé, il y a trente ans, à leur éditeur : mettre dedans albums, s’il vous plaire, numérotées pages ! Avec « s » à « pages » !