Pendant une quinzaine d’années, Dominique Watrin a publié mensuellement sur ce site une chronique « coup de poing » sur une sujet majeur (ou mineur) inspiré par l’actualité chaude (et quelquefois simultanément glaciale) du mois. Ces textes parfois repris sur les planches pour des cours de seul-en-scène, parfois même étudiés dans les écoles, mêlaient faits de société, vérité pas bonne à dire et mauvaise foi à peine dissimulée, le tout sous une forme courte, choc, mais incroyablement digeste. À lire ou à relire… pour le plaisir ou le déplaisir !
Le Prix Nobel de la Paix, chaque année, ça me motive et, chaque année, je suis déçu. À croire que, quand on habite à Binche comme moi, on en est d’office exclu. Il y a deux ans, j’aide des jeunes de passage dans ma rue qui n’arrivaient pas à attacher des câbles électriques à une bobonne de gaz, j’envoie une lettre à Oslo pour demander mon Prix Nobel pour ce geste de paix et… rien : ils donnent le prix à des organisations tunisiennes qui ont soi-disant amené la démocratie dans leur pays. Soit ! L’an dernier, je leur envoie un rappel, avec accusé de réception par sécurité, et rebelote, rien : ils décernent mon prix au président colombien.
Cette année, je me suis donc dit : « Il faut que je fasse plus à la mode que des jeunes : je vais aider un Soudanais, c’est tendance. » Je peux le dire maintenant : un Soudanais, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval ou alors, je n’ai pas trouvé le bon cheval. J’ai essayé mais je ne le savais pas : partir au Soudan, ce n’est pas facile. Bruxelles – Khartoum, ça allait encore. Je devais juste faire escale à Londres et à Bahreïn, et en 11h15, j’y étais. C’est Binche – Bruxelles qui m’a fait reculer. Je devais prendre le bus pour aller à la gare de Binche, puis prendre le train de Binche à La Louvière, puis prendre une correspondance pour Braine-le-Comte, changer à Braine-le-Comte pour Bruxelles, puis faire Bruxelles – Zaventem, ça me faisait plus de 12 heures au total, hors grèves et vols de câble sur la ligne.
Prudent, j’ai donc plutôt téléphoné au hasard à un numéro à Khartoum. Je ne veux pas dénigrer, mais ces types ne sont pas communicants. Quand quelqu’un a décroché, jovial, j’ai dit : « Bonjour, monsieur le Soudanais, avez-vous besoin d’aide pour quelque chose ? C’est pour mon Prix Nobel de la Paix. » Et comme s’il ne pouvait pas faire un effort d’accueil, le gars m’a juste répondu : « Kuring teu ngarti. Wilujeung angkat ! », pas un mot de français, et il a raccroché.
Grosjean comme devant (et comme derrière aussi, c’est dire ma déception), je suis allé demander à ma voisine Fernande si elle ne connaissait pas par hasard une personne du Soudan. Fernande a vraiment des ressources insoupçonnées : le lendemain, elle m’avait trouvé quelqu’un. Au premier coup d’œil, je me suis dit que ce Soudanais était super bien intégré. Bas du pantalon de training serrés dans les chaussettes, casquette posée sur le dessus du crâne, cannette de bière à la main, un type normal de ma région. Même sa peau avait déjà pris la couleur de chez nous.
C’est quand j’ai vérifié par sécurité avant de l’aider, histoire de ne pas rater encore mon Prix Nobel de la Paix en sauvant quelqu’un qui ne valait pas assez de points, que j’ai pris le coup de massue. J’ai dit au bonhomme : « Pantun, kumaha damang ? » (J’avais potassé mon soudanais en vitesse par sécurité.) Le type m’a répondu : « Hein ? » Soudain inquiet, j’ai demandé : « Vous n’êtes pas du Soudan ? » Et il m’a dit : « Ben non, je ne suis pas soudanais, je suis soudeur. » L’année prochaine, je viserai plutôt le Prix Nobel de Physique : avec mon physique de rêve, là au moins, j’aurai toutes mes chances.